ausgabe #58. interview französich. evelyn schalk. astrid wlach
sur les romans au-delà de noir et blanc
Entretien avec Dominique Manotti
Les romans policiers de Dominique Manotti figurent actuellement parmi les meilleures de ce genre. Dominique Manotti, historienne, activiste et syndicaliste à la CFDT décrit la société dans son contexte politique, les jeux de pouvoir et la corruption qui y sont liés. Le Bildungsverein de la KPÖ l’a invité à Graz pour une présentation de son dernier roman « Evasion », récemment paru en allemand. Dans l’ « ausreißer » la grande dame du « roman noir » parle du militantisme, des méthodes d’une coopération littéraire, les limites du langage, du « quatrième pouvoir », du désespoir personnel et des possibilités de s’indigner.
Vous avez commencé à
écrire par désespoir, et après comme une autre forme d’engagement
politique ?
Oui – engagement
politique, il faut être prudent, ce n’est pas une forme
d’engagement politique, ce sont des romans.
De la fiction…
Oui – et c’est
différent. Pour préciser la pensée là- dessus, je n’ai jamais
dit d’ailleurs que c’était un engagement politique. Ce que j’ai
dit, c’est que ma façon de voir le monde n’a pas changé –
quand je fais de la politique et quand j’écris des romans. Je vois
le monde de la même façon. D’accord ? Mais ce n’est pas la
même chose. Je vois le monde, je le décris comme je le vois, je le
raconte comme je le vois, mais un livre, un roman, n’est pas un
acte politique. Après, que les lecteurs s’en servent pour avancer
dans leur façon de voir les choses et dans leur façon d’avoir des
projets. Ça c’est possible, mais c’est eux qui le font, pas
moi. Est-ce que vous voyez la nuance ? Il y a quelques
exceptions, mais elles sont très rares. Les romans qui ont vraiment
eu de l’influence politique, c’est Victor Hugo en France, c’est
Dickens en Angleterre, ce sont des exceptions. Ce n’est pas eux qui
ont fait la chose, eux, à un moment donné, ont donné une voix
parfaitement appropriée à ce qui se passait. Donc, on ne peut pas
dire purement et simplement : mes romans, c’est une forme
d’engagement politique. C’est beaucoup plus complexe que ca, ok ?
Vous voulez dire que ce
n’est pas de la littérature engagée ?
Non. Le terme de la
littérature engagée reste quand même très marqué par le
communisme d’après-guerre et par le poids que le communisme
faisait peser sur la littérature. Donc, ce n’est pas de la
littérature engagée dans ce sens là, mais moi, moi l’écrivain,
je reste une personne engagée. Ma vision du monde n’a pas changé
du tout. Je suis marxiste, et j’analyse le monde que je vois à
travers le prisme du marxisme. Après les lecteurs font ce qu’ils
veulent.
Beaucoup de gens lisent
vos livres, commencent à réfléchir sur des choses complexes. Les
livres déclencheurs d’une pensée politique… ?
Ça serait bien,
mais dans aucun de mes romans – je ne prends jamais le lecteur par
la main, et je ne lui dis jamais, celui-ci est le bon et celui-ci est
le mauvais. D’accord ? Le lecteur, il le lit, et il le
comprend à sa façon à lui. Il est libre. Le roman n’est pas
prescripteur. Il décrit, il raconte. Je prends toujours l’exemple
d’Ellroy. Ellroy est un homme franchement, franchement, à droite.
Dans sa morale, il est protestant, et maintenant, il devient
pratiquant, [rit], lui, bon. Pour la peine de mort, raciste,
homophobe, sur tous les points, c’est un homme très à droite.
Mais c’est un homme qui a une acuité de vue extraordinaire et qui
d’autre part ne travestit pas. Il perce, bon. Et dans la
description qu’il fait, moi – et c’est ma liberté à moi –
je lis une critique très violente de la société américaine. Pour
lui, ce n’est pas une critique de la société américaine ! A
la limite, c’est une apologie de la société américaine chez
Ellroy. C’est-à-dire qu’il dit : ces hommes sont mauvais,
mais ces héros, c’est eux qui font l’Amérique. Et moi je dis :
ces hommes sont mauvais, et il faut changer la société. Mais bon,
c’est ma liberté, et je peux le lire dans son roman, parce que son
roman va au fond de la réalité, il creuse, mais ses options
politiques ne sont pas du tout les miennes. Et à la limite, pourquoi
pas, on peut avoir des gens de droite qui lisent mes romans et qui se
disent : oui ce sont des salauds, mais ce sont des salauds
vivants, des salauds que j’aime. Le roman, si vous voulez, ce que
le roman engagé des années cinquante faisait de façon
catastrophique, c’est que les mauvais étaient toujours des
caricatures. Ce n’étaient pas des personnages vivants, c’étaient
des caricatures. Donc, on les détestait, parce que c’était
l’image du mal. Bon. Moi, j’essaie de ne pas faire ca. J’essaie
d’avoir des personnages de truands, d’hommes politiques véreux,
des gens qui sont vivants. Donc c’est pour ça que je ne veux pas
caricaturer mes romans. Ce n’est pas la prêche, je ne suis pas en
train de prêcher, mais bien sûr, moi, j’ai gardé la même
vision. Par exemple : « Le corps noir » est un roman
qui se passe à la fin de l’occupation en France. Il y a un
personnage de grand patron français qui a énormément collaboré.
Pour faire ce personnage-là, je me suis appuyée sur une telle
histoire. Donc je sais qu’il y a des gens qui sont allés jusque
là. C'est-à-dire, non seulement il a fait du commerce avec les
allemands, presque tous les patrons l’ont fait. Il y a deux
exceptions, deux hommes qui ont refusé. Mais lui, il est allé
beaucoup plus loin, ce sont des faits réels et il a émargé,
émargé, il a appartenu, émargé et signé avec – il était au
Service du Renseignement économique de la SS. Donc, il est allé
très, très loin. Je raconte son histoire dans le roman pour ne pas
en faire une caricature totale, méchant, sur qui tout le monde
crache, je ne sais pas du tout comment il a vécu, vraiment, je ne me
suis pas intéressée à ça. C’est un personnage de roman. Donc,
je lui ai donné un fils qui fait de la résistance, et je lui ai
donné [rit] un amour de la famille qui n’est pas du tout
incompatible avec ce qu’il a vraiment fait. Je veux faire un
personnage vivant, ambigu, qu’on comprenne. Tous les salauds ne
sont pas de mauvais pères. Lui, c’est un bon père, et il va
souffrir de cette histoire, et il reste très attaché à sa femme,
etc. Je ne veux pas construire un personnage que tout le monde a
envie de tuer. Dans la vie, c’est compliqué, parce que dans la
vie, moi, j’ai connu énormément. [rit] Désolée d’être si
longue, mais c’est important.
Que pensez-vous de la
littérature expérimentale, du nouveau roman, en contrepoint de la
littérature classique, dans le sens d’une reformulation du
langage (qui reflète toujours les relations de pouvoir d’une
société) ?
Le nouveau
roman – je suis contre. On va revenir
là-dessus. Je pense, si vous voulez, que le nouveau
roman en gros c’est la fin, on ne
raconte plus d’histoire. Et ça, je ne le crois pas. Par contre, je
suis profondément convaincue qu’on ne peut plus raconter des
histoires dans la même forme qu’au 19e
siècle. Il s’est passé énormément des choses depuis. Il y a eu
par exemple le cinéma, les jeux vidéo et tout ça. On est entré
dans une civilisation où le rythme du récit ne peut absolument plus
être le même. Balzac, que j’ai énormément lu, et que j’aime
énormément – et là on a encore un exemple, Balzac était un
homme de droite, royaliste, et il raconte le monde de façon
extraordinaire, j’aimerais bien raconter aussi bien que Balzac
[rit] – Balzac avait une technique extraordinaire : il vous
faisait des descriptions de paysages très longues. Mais ce n’était
pas les paysages qu’il décrivait, la description des paysages avec
une fonction de vous mettre dans l’état d’esprit des gens qui
allaient venir juste après. En fait, il racontait les gens qui
vivaient dans ce paysage. C’était très fort. Mais aujourd’hui,
si je faisais lire ça aux jeunes de vingt ans que je fréquente,
quand ils arrivent à la description, ils sautent, c’est plus
possible donc. Parce que le cinéma a changé le rythme du récit.
Alors, là c’est encore une chose. Le rythme du récit. J’ai deux
petits-enfants, et régulièrement on regarde ensemble Tex Avery, les
Tom et Jerry. C’est un gag toutes les cinq secondes, c’est
terrible, eux, ils sont formés à ça. Quand je leur montre des
films muets qui me faisaient rire quand j’étais petite, [rit]
... en noir et blanc…
Voilà. Leur montrer
les films en noir et blanc. [rit] Donc, il faut essayer de saisir ces
transformations. Et puis le cinéma ne change pas seulement le
rythme, la vitesse du récit, c’est pour ça qu’on revient à
cette idée d’écrire au présent. [La question de savoir pourquoi
D. Manotti écrit au présent a été posée la veille, lors d’une
lecture d’Evasion,
note de la rédaction] C’est que dans le cinéma vous êtes dans le
présent. Le cinéma, c’est l’immédiateté. Quand j’écrivais
au passé, ce qui est le temps du récit traditionnel : 1. :
L’auteur sait la fin. Il raconte une histoire qui est finie.
« J’étais…. », ça veut dire que je n’y suis plus
et que je sais ce qui est arrivé après. Donc l’auteur est en
dehors, il connait la fin. Il n’est pas dans la même situation que
le lecteur. Ensuite, on n’est pas dans le temps. Comment dire ?
Le lecteur est obligatoirement beaucoup moins impliqué. L’image de
cinéma est au présent. Les spectateurs regardent ce qui est en
train de se passer. Et je pense que les romans vont tous s’écrire
bientôt au présent. Ça commence, d’ailleurs, [rit], ça se
développe, parce que c’est devenu le temps du récit contemporain.
Et la 3e
raison, c’est que c’est un temps qui correspond à l’action.
Obligatoirement – si je reprends Balzac – la description du
paysage est au passé, et le récit est au passé. Je vous donne un
exemple : mon personnage, Maxime, « arrivait en voiture
sur la place du Marché ». On est au passé. « A ce
moment-là, Maxime descendit de voiture ». Là vous pouvez
embrayer toute une description, on n’est pas pressé. « Maxime
arrive sur la place de Marché, descend de sa voiture ». On
s’attend à ce qu’il fasse quelque chose. Le temps présent est
celui de l’action. Donc il faut qu’il se passe quelque chose. À
ce moment-là, ce sont des bribes de paysage, des bribes de
sensation ; il faut trouver la formule brève qui va faire
image, qui va faire vibrer. On n’a pas le temps de s’étendre.
Avec le passé, on a le temps. On a le temps, parce qu’il n’y a
pas d’urgence ; de toute façon, l’histoire est finie. Donc,
voilà. Oui, je crois qu’on ne va pas écrire de la même façon
dans vingt ans qu’on écrivait il y a cinquante ans.
Vous avez parlé de la
perte de qualité dans la presse française. En Autriche et en
Allemagne, c’est la même chose. Vous avez remarqué qu’il y a
peut-être davantage de réflexion en lisant des romans ?
Oui, la situation de la
presse est vraiment grave. Je ne suis pas sûr que les journalistes
en soient conscients. Il y a des tas de raisons pour ça, mais le
constat est là. Par exemple, quand on parle du quatrième pouvoir,
je ne suis pas sûre si on utilise cette expression en allemand,
c’est fini. C’est fini. Donc on a une démocratie qui est
extrêmement déséquilibrée. Le meilleur exemple c’est la
deuxième guerre d’Irak aux Etats Unis. Les Etats Unis ont la
réputation d’avoir une presse très libre. Et d’une grande
qualité. Le montage de Bush sur les armes de destruction massive de
Saddam Hussein était grotesque, c’était bête. Colin Powell
d’ailleurs, qui est un homme sensible, a démissionné tout de
suite après. J’imagine, je ne le connais pas, évidemment, mais ça
a dû être un drame atroce. Bon. Toute la presse américaine sans
exception est partie là-dessus. C’est quand même un fait majeur
ça. C’est un tournant dans notre histoire. Notre démocratie ne
fonctionne plus, parce qu’il y a un pouvoir en moins. Alors il y a
des tas de raisons à ça. Ce n’est pas seulement la mauvaise
qualité des journalistes. Mais c’est un fait, aujourd’hui en
France, sur l’Ukraine, on n’a pas d’informations. C’est un
peu différent en Allemagne, j’ai vu que vous avez une chaîne,
ARD, qui apporte des documentaires sur le massacre de la Place de
Maïdan.
C’est une exception
en Allemagne…
En tout cas, nous,
en n’en a pas. Il n’y a pas d’exception. C’est hallucinant,
les journalistes ne vont pas sur place chercher les informations, ils
donnent leur avis. Et on s’en fout de leur avis ! [rit] On
veut qu’ils nous informent. « Les Américains sont vraiment
des gens comme ça, les Français, alors là...formidable...et les
Russes sont des salauds ! » C’est-à-dire, c’est James
Bond ! On était on pleine histoire ukrainienne au début, bon
moi, je suis historienne, je sais ce que la Crimée est pour les
Russes. Quand même trois siècles de bagarres, et en même temps, la
chose, enfin, on ne peut pas discuter le fond de la chose, mais,
l’accumulation des erreurs des Européens avant la crise – ils
ont fait toutes les conneries possibles avant. Donc, on pourrait se
dire : ok, on approche ça avec prudence, attention, bon. Et je
vois à ce moment-là Indiana Jones avec mes petits-enfants. « Le
crâne de cristal » [Indiana Jones et
le royaume du crâne de cristal, ndlr]. Là,
il y a un personnage russe atroce, .... Et je me dis : mais on a
été complètement imbibé par ça. On les a tous vu ces films.
James Bond, Indiana Jones, etc. Notre culture occidentale baigne
là-dedans, et le russe c’est forcément le mauvais. Après on se
raisonne, mais la première réaction, c’est quand même – ce
sont des salauds ! En tout cas, sur un problème comme celui de
l’Ukraine on n’a pas d’informations, et on a une presse
totalement idéologique à l’apologie des occidentaux. C’est la
situation en France. Et ça se reproduit à chaque fois. Chaque fois
qu’il y a une crise, maintenant depuis trente ans. Donc, le travail
de creuser incombe au roman. La presse ne le fait pas. Je prends un
autre exemple, tiré de l’histoire française : la guerre
d’Algérie. Tout le monde savait, enfin tout le monde pouvait
savoir qu’il y avait des tortures et des massacres. Tout le monde.
Simplement, l’information ne circulait pas. Il y a eu un massacre
terrible à Paris, le 17 octobre 1961, manifestation pacifique
d’Algériens, parce qu’à Paris, il y avait beaucoup d’Algériens.
Une manifestation pacifique d’Algériens, au moins 300 morts. C’est
beaucoup. Dans une capitale européenne, jetés à la Seine les
cadavres... le premier qui en a parlé c’était un roman.
Vous y étiez ?
J’étais dans les
environs, je n’étais pas dedans, parce que les Algériens avaient
demandé qu’il n’y ait pas d’européens, ce qui est une erreur.
C’est aussi pour ça qu’il y a eu autant de morts. S’il y avait
eu des européens, les policiers n’auraient pas tué autant de
monde. Mais la demande des Algériens était : ils voulaient
faire une manifestation pacifique, tous seuls. Donc il y avait très
peu d’Européens. Il y avait un photographe sur les bords, Elie
Kagan, qui était là, il a pris des tas de photos, mais il n’a pas
publié les morts. Il a publié des photos des blessés sur les
bords. Les morts ont été tués dans la préfecture de la police et
dans les commissariats. Bon. Le premier qui en a parlé, c’était
un roman. Ce ne sont pas les journaux. Ce ne sont pas non plus les
historiens. Et moi, j’étais en fac, dans les années 70 qui ont
suivi, j’ai eu en 75, quelque chose comme ça, des discussions
violentes avec un historien qui était un soi-disant spécialiste, et
qui me disait qu’il y a eu deux ou trois morts au maximum. Au
maximum. Et la chose est simple ; et il me disait : moi, je
le sais, parce que moi, j’ai dépouillé les archives, les archives
de police. Evidemment, il a dépouillé quoi ? Les archives
officielles de police, les archives de police ne relatent pas :
« On a tué, machin, machin, machin, nous avons déversé une
centaine de morts dans la Seine ». Bien sûr que non, ce n’est
pas dans les archives de police. Bon. Si vous restez sur les archives
officielles, vous avez un ou deux accidents ; regrettables
accidents. Voilà. Et le premier qui en a parlé, c’était un roman
qui s’appelle « meurtre pour mémoire ». Et à partir
de ce roman, on a commencé à creuser, à chercher. Pas dans les
archives officielles, évidemment, mais dans des archives privées.
Mais en tout cas, cet évènement majeur qui se passe au cœur de la
capitale, au cœur de Paris ! La presse, rien. Donc, oui, le
roman est indispensable à la connaissance d’une société. Mais le
roman demande un temps de maturation. Donc il ne peut pas fonctionner
comme un contre-pouvoir. Le roman en question, là, « meurtre
pour mémoire », est paru 10 ans après. Le rythme du roman est
différent, mais, oui, je crois profondément aujourd’hui que les
romans ont des fonctions très, très importantes. Et si vous voulez
connaître la société américaine, il faut lire les romans
américains. Vous approcherez au plus près de la société
américaine par les romans américains, pas par la presse.
[Dans votre dernier roman, « Evasion », vous montrez les relations entre la littérature et la politique, le pouvoir du discours du récit à l’égard du discours de l’Histoire, et le changement ou la manipulation du discours entrant dans la mémoire collective. ]
Dans votre roman
actuel, « Evasion », le personnage de Filippo joue le
rôle principal. Pour la première fois, c’est un personnage qui ne
connait pas le système dans lequel il agit, qui ne peut pas
comprendre les conséquences de ses actions. C’est différent de
vos autres romans où les personnages connaissent toujours leur
entourage.
Oui,
il est très jeune, il est un peu l’enfant des banlieues. Pas tout
à fait, parce que il est italien, pas de la même culture, il n’a
aucune éducation, rien, voilà. Et mémoire, c’est ça le jeu si
vous voulez, C’est que cette mémoire, il la déforme complètement,
il invente. Il n’a connu de son monde que ce que Carlo lui a
raconté. C’est aussi là-dessus que je voulais jouer. Je ne sais
pas si j’ai bien réussi. Mais je voulais aussi jouer sur le fait
que Carlo, qui maîtrise le langage, il raconte des histoires
enthousiasmantes. Et puis le jour où il se retrouve avec lui sur les
bras dans la montagne, il le laisse tomber. Tout le discours sur le
collectif...maintenant il se démerde. Le discours de Carlo a
recouvert une réalité, exprime une réalité, sauf que l’époque,
elle a changé, les situations ont changé, et donc le discours de
Carlo n’a de réalité que dans ce contexte de lutte forte. Quand
il se retrouve dans la montagne avec ce gars sur les bras, il se
dit : démerde-toi ! Moi, j’ai des possibilités, et toi,
tu te démerde ! Ça, c’est la trahison fondamentale pour
Filippo, il ne s’y attendait pas ! C’est aussi la force du
discours, ça n’a pas besoin de coïncider avec la réalité. Donc,
petit à petit, il se crée en se racontant cette histoire. Ça
pouvait finir bien, mais c’est un roman noir, donc ça finit mal !
[rit]
Il y a eu des critiques en France, et ça, c’est atroce, un critique a dit : ce n’est pas possible que quelqu’un sans culture écrive. Ça, c’est la France. C’est tout à fait possible ! Ce critique ne connait pas la littérature. Un très grand nombre de livres ont été écrit comme ça. Je pense en particulier à un grand roman noir de Bunker. C’est un américain qui a vécu une existence terrible et criminelle jusqu’à 40 ans. Il était en prison, il a tué des gens. Il est entré dans une maison de redressement pour enfants à onze ans. À 40 ans, une visiteuse de prison lui a offert une machine à écrire. Il a commencé à écrire un roman extraordinaire ! Sur le style : il est beaucoup moins intéressant qu’Ellroy, que Dos Passos, etc., mais il a écrit avec ses tripes, et il a raconté – et c’est ça la très grande différence entre les Américains et les Français – ce qu’il avait fait. Il a raconté comment on devient criminel. Il a écrit trois romans formidables. Alors on l’a sorti de la prison, on ne peut pas laisser des écrivains en prison ! [rit] Il est devenu un grand scénariste de Hollywood. La grosse différence avec les Français, c’est que nous aussi, on a eu un auteur, qui a été d’abord un tueur. Il a commencé sous l’occupation. Il était dans la GESTAPO française, il a fait des tas d’horreurs, des meurtres épouvantables, et il a été condamné à mort en 1950. Et puis, en France, on a gracié tout le monde. En France, on a une culture de l’amnistie. Moi, je suis pour, je pense que c’est bien. C’est le contraire de l’Italie. En Italie, quand on parle de l’amnistie, c’est seulement pour les hommes politiques, mais pour les anciens terroristes… En France, on a fait une amnistie après la guerre d’Algérie et on a fait une amnistie après la guerre de 40. Donc il a échappé à la mort, parce qu’il y a eu cette amnistie. Mais il a été condamné à mort, tellement ses crimes étaient horribles ! Il se met à écrire des romans – noir – et il raconte, il participe à tous ces courants de roman, on vous raconte l’honneur de truand, vous savez, le code de l’honneur entre hommes… Il y a un type qui sait que ce n’est pas vrai, c’est lui. Il a fait les pires saloperies, les dénonciations, et il raconte. Alors que Bunker, il se prend les tripes et il raconte ce qu’il a fait – et lui il raconte le code de l’honneur ! C'est-à-dire une mystification complète, et il a eu beaucoup de succès.
Comment il s’appelle ?
Il s’appelle Giovanni,
il a écrit un seul bon livre – et même celui-là…
Vous avez écrit « L’honorable société » avec l’auteur DOA. Comment ça s’est passé ? De quelle façon avez-vous travaillé ensemble ?
On l’a fait ensemble par hasard. On s’est rencontré dans un salon du livre où on était dans la même table ronde. Donc, j’ai lu ses livres pour préparer la table ronde, et celui que j’ai lu, « Citoyens clandestins », j’ai beaucoup aimé. Et on a discuté longuement après et on a des goûts littéraires très proches. Mais – et ça fait aussi réfléchir sur le roman – mais on a des histoires très différentes. Il est beaucoup plus jeune que moi, il a l’âge de mon fils, il a une histoire complètement différente, il vient d’un milieu différent, et il n’a pas du tout les mêmes engagements que moi. Donc, en discutant et en voyant à quel point on parlait par exemple de séries américaines et de séries anglaises et on parlait en particulier d’une série qui s’appelle « State of play » qu’on avait beaucoup aimé, petite série de 8 épisodes. Et on se lamentait sur la télévision française, et sur les séries françaises. Et puis, au bout d’un certain temps, on se dit : plutôt que de se lamenter on peut essayer de faire quelque chose. Donc on a proposé une histoire sur dix pages ... et on l’a proposé à une chaine de télévision qui a immédiatement accepté. Donc on s’est mis au travail pour faire la structure de 8 épisodes de télévision. Et quand on a leur donné notre structure développée, elle faisait, je ne sais pas, 150 pages, là, ils ont dit non. Alors, on s’est dit, - c’est beaucoup de travail – on ne va pas laisser tomber, on va faire un roman. Mais je pense qu’on n’aurait pas plongé directement dans le roman, c’est beaucoup plus facile de collaborer sur un scénario que sur un roman. Après le problème était comment on travaille. [rit] Comment on écrit ? On avait donc un plan extrêmement développé, beaucoup plus développé que moi ce que je fais d’habitude pour mes plans, puisque c’était le plan de 8 épisodes. On a gardé d’ailleurs les 8 chapitres. Et je crois qu’on a trouvé une méthode de travail que personne d’autre va faire, on s’est partagé les personnages. En fonction de nos affinités, de la façon dont on les sentait, et donc on a pris chapitre après chapitre, premier chapitre, succession des scènes, c’est une structure télévisuelle, donc, succession des scènes, on s’attribuait les scènes en fonction des personnages qui étaient dedans. Il y avait une scène avec des personnages à lui et des personnages à moi, on l’attribuait à des personnages principauxs de la scène, on partait chacun de notre côté, on écrivait, après on échangeait, on corrigeait, écrivait, on mettait ensemble le chapitre, et de nouveau, on lisait chacun de notre côté, ... et une fois qu’un chapitre était fini, on passait au chapitre suivant. Plus de travail qu’un roman seul, mais c’était très, très amusant. Vraiment, parce que quand on écrit un roman, les personnages évoluent, et là ils évoluaient deux fois. En deux parties, oui. Donc, ça s’est super bien passé, et au départ, il y avait eu une seule exigence, c’était moi qui l’avait posée, c’est qu’on écrive au présent, lui, qui écrivait au passé, comme tout le monde, ... il avait accepté, je lui avais dit, c’est le privilège de l’âge, (rit) ça se ne discute pas, il a dit d’accord, il a eu un peu de mal, donc je l’ai corrigé deux, trois fois, ...c’est vraiment le temps de récit, le passé, et maintenant il écrit au présent. C’était la seule exigence. Et une fois qu’on a fini, on s’est mis d’accord sur le fait que personne ne dirait quel était le personnage qu’il avait choisi. Pour garder l’aspect collectif. Et tout le monde me demandait, mais qu’est-ce que vous avez écrit ? Et en fait, c’est très curieux, quand on a relu ce texte, on a eu tous les deux exactement la même réaction, on s’est téléphoné, s’est pas du tout le sentiment d’appartenance qu’on a avec un livre qu’on a écrit tout seul. D’abord on ne sait plus ce qu’on a écrit. C’est très intéressant, bon, je ne sais pas si on recommencera, ce n’est pas une vocation, ça s’est trouvé comme ça, parce que ça n’a pas marché à la télé, mais tous les deux, on y a appris beaucoup.
Vous pouvez songer à
refaire un livre en collaboration ?
Ce n’est pas impossible,
mais c’est beaucoup plus de travail. C’est comme dans la vie, le
couple est très compliqué ! [rit] Il y a des points de départs
obligés : 1. Il faut s’estimer profondément. Avoir de
l’estime, considérer que l’autre a peut-être raison. Il ne faut
avoir aucun amour-propre, on a eu tout de suite le point de départ.
Il a écrit une scène, la première scène, et quand je l’ai lue,
je lui ai coupé la moitié. Et je me suis dit : si ça passe,
c’est bon. Et il a rien dit. C’est ça, il y a énormément
d’écrivains qui n’acceptent pas qu’on touche à leur texte.
Est-ce que votre
décision d’écrire sous pseudonyme a des raisons politiques? On ne
sait presque rien de la vie de Marie-Noëlle
Thibault.
Non, j’enseignais encore
quand je me suis mis à écrire. Et j’enseignais en fac, à
l’Université à St. Denis qui est dans le 93, qui est en banlieue
difficile, et j’avais des rapports avec mes étudiants, un certain
type de rapport, mais je n’ai jamais été un professeur très
copain, je n’étais pas amie, j’étais professeur. Et je ne
voulais pas que les romans remontent dans mes cours. Je voulais trier
deux univers ; celui de l’enseignement et celui de la
littérature. C’est pour ça que j’ai pris un pseudonyme. Parce
que j’ai enseigné encore pendant dix ans, donc je voulais vraiment
séparer les deux pour des raisons politiques, aujourd’hui ça ne
me pose aucun problème de mélanger mes deux noms. Aucun.
Est-ce que vous avez eu
des réactions politiques sur vos romans ?
Non, jamais. [rit]
Sur le plan de l’économie, on a un économiste qui a écrit un
remarquable livre sur les inégalités etc.... Sur les mécanismes
d’accumulation de capital, un beau livre, à la fois historique,
statistique, sociologique et économique. En France, personne n’en
a parlé, sauf pour dire : marxisme de sous-préfecture. Il est
allé aux États-Unis, il a eu un succès colossal. En deux semaines,
il a vendu 200 000 exemplaires. Et Paul Krugman a parlé de lui
pour le Nobel de l’économie. Maintenant on parle en France.
Maintenant.
À part le livre « Le
rêve de Madoff », vous n’avez pas écrit de livres sur des
thèmes d’actualité, mais sur votre site internet vous commentez
ce qui se passe maintenant…
J’ai un attachement
profond pour les débats collectifs, mais je ne fais pas de vrai
commentaire politique. J’essaie, par exemple, j’ai commenté sur
l’Ukraine, peut-être je ne l’ai pas fait assez sentir – mais
parce que l’emballement sur l’Ukraine me semblait justement aller
dans le sens de ce qu’on disait sur le rôle de la littérature. Je
voudrais essayer de faire des commentaires qui soient liés à mon
rôle d’écrivain. Commentaire politique, mais pas sur la
politique ; sur roman et politique. Voilà. Alors je n’y
arrive pas toujours, mais mon angle, c’est ça. .Et pour moi,
l’Ukraine dans un an ou deux, on aura peut-être les premiers
romans sur la place de Maïdan. On en a eu sur la guerre des Balkans,
on a eu de très beaux romans. Je ne suis pas légitime, j’ai un
sens très profond de la légitimité. Pour être légitime, il faut
représenter quelque chose. Il faut représenter un collectif, il
faut représenter une lutte collective, un individu n’est pas
légitime en soi. Donc je ne suis pas, je ne veux pas être un
commentateur de la politique. Je voudrais arriver à percer, lire les
liens qu’il y a entre roman et politique justement et en tant qu’en
romancière qu’est-ce que je suis légitime à dire sur la
politique.
Votre travail actuel
semble être en relation avec les événements récents ?
Là, je suis très
pessimiste. Oui. Mon imaginaire est en panne. En plus, les
personnages qu’on rencontre, les vrais, sont ahurissants. Ce sont
tous des aventuriers, des violents, -- je vais essayer quand même,
alors, la question c’était quoi ?
Oui, vous semblez
écrire sur des sujets qui se passent juste avant, avant ce qui se
passe maintenant ?
Oui, c’est fascinant
parce que c’est l’époque où moi, j’étais vraiment militante,
c’est l’époque où on en menait des bagarres ouvrières
formidables, 73, c’était l’année des LIP en France qui a été
une boîte ouvrière qui s’est battue pendant deux ans, trois ans,
quatre ans, je ne sais plus, enfin très long avec des modèles
formidables. Il y avait des mobilisations, c’était un monde, on
croyait bouger, mais les mouvements décisifs se sont passés
ailleurs, en dehors de nous, et on ne les ’a pas vus. L’histoire
s’est jouée ailleurs. Et nous, on était là, (rit) et voilà, ça
c’est joué ailleurs. Voilà. A ce moment-là, j’aurais voulu
arriver avec mon roman, c’est très difficile.
Est-ce que les
réactions sur vos romans ont été différentes dans les pays
germanophones et en France ?
Oui. J’ai écrit
un livre qui en français s’appelle « Bien connu des services
de police » qui a été traduit en Allemagne, qui est encore un
roman différent des autres, qui est une chronique de la vie d’un
commissariat de banlieue, dans le 93, donc dans cette partie un peu
difficile de la banlieue. Ce qui est exceptionnel dans la littérature
policière, parce que dans la littérature policière on raconte
toujours des histoires de ce qu’on appelle « les grands
flics », c’est-à-dire brigades criminelles, stupéfiants,
banditisme, etc., le policier de base, celui qui est dans la rue, en
uniforme, on ne le voit jamais dans les romans policiers. Pas
souvent. Donc, j’ai écrit cette chronique de policiers qui ne sont
jamais en tête, ce n’est pas leur métier. Leur métier, c’est
faire la circulation, arrêter les clochards, etc. etc. Bon. J’ai
enseigné pendant 25 ans dans le 93, donc je l’ai fait à partir de
tout un ensemble d’anecdotes que j’avais rencontrées dans ma
vie. Et quand j’ai décidé d’écrire le roman, je suis allée
systématiquement assister à des procès où les policiers étaient
impliqués. C’est donc un roman où toutes les anecdotes sont
vraies. Evidemment, c’est assez noir. Bon, j’étais été invitée
par la police fédérale de Bonn, oui, mais pas par la police
française. Le débat avec la police de Bonn a été tout à fait
passionnant. Il y a une question qui n’a pas eu de réponse :
c’était que les animateurs des débats, c’étaient de grands
flics. Police criminelle. Il y avait le patron, celui qui est venu me
chercher à l’hôtel, c’était le patron de la brigade criminelle
de Bonn. Et un de ces grands flics a demandé à un gars qui était
dans la salle, et qui était responsable de ce qu’on appelle en
France « sécurité publique » : « Est-ce que
cette anecdote que je viens de raconter pourrait se passer chez
nous ? » – pas de réponse !
C’était intéressant cette réunion, bon, en France il est pas question, pas question d’accepter ce type de critique. Or, ça ne m’arrête pas, c’est bien, bien noir. Je ne sais pas si on en a parlé ici, mais en France, il y a eu un truc qui il y a une semaine, quinze jours, qui a vraiment secoué. À Paris, en face du quartier latin, il y a ce qu’on appelle le « 36 quai des Orfèvres ». C’est un très beau bâtiment. Un vieux bâtiment et c’est dedans, alors c’est sur l’île de la Cité. Et tout ce bloc d’immeuble... et au coin, là, il y a le 36 quai des Orfèvres qui est le siège justement de toutes les grandes brigades. C’est-à-dire qu’il y en a une qui est criminelle. Ils ont gardé un bureau Maigret ...les grand flics sont tous là. Donc 36 quai des Orfèvres, c’est un espèce de lieu mythique. Le top du top. Bon. Il y a quinze jours, trois policiers du 36 quai des Orfèvres, hauts dans la hiérarchie, pas les super-chefs, se sont saoulés dans un bistro du quartier latin juste en face, avec une touriste canadienne, l’ont ramené au 36, ont continué à boire et l’ont violée.
Elle a porté plainte. Elle est au Canada. Mais le dramatisme terrible, c’est que ça s’est trouvé là, ça arrive tout le temps ! Cette histoire-là va peut-être ouvrir un espace critique par ce qu’il se passe au quai des Orfèvres. Une police au-dessus de tout soupçon, un lieu mythique, ils sont complètement fous, quoi. Complètement bourrés ! En plus, un lieu entouré de caméras ! Les portes d’accès d’une brigade à l’autre, des codes d’accès, c’est personnalisé ! Il faut mettre son doigt, un code, --faire ça LÀ, c’est, il fallait qu’ils aient bu, bu plus que de raison, et moi, pour vous montrer quand même, moi, je faisais une semaine avant cet évènement, il y a trois semaines, je faisais un débat avec un juge, justement sur ce livre. Et je lui ai dit : la culture policière en France, c’est la culture des faux témoignages. Le juge au plafond. (rit) On continue, et je parle de l’alcoolisme dans la police. Et il me dit : c’est fini. Peut-être jusqu’en 2000... Ils étaient bourrés comme des malades, ils ont fait boire la fille au 36, ..... et une fois qu’elle s’est échappée, elle s’est échappée !, et arrivée en bas à moitié déshabillée, ils ont fait disparaître les preuves ! C’est ce qu’on appelle maquiller les lieux du crime, donc faux témoignage ! Donc on a tout là, on a absolument tout ! Et on a tout dans les lieux mythiques de la police française. Evidemment, j’ai téléphoné au juge !